«Cordiste», ce métier méconnu à très haut risque
Pour le peu qu'elle fasse parler d'elle, la profession cordiste est associée aux travailleurs des montagnes, des buildings ou des monuments. On imagine les cordistes sécuriser des falaises, réparer le mât des voiliers ou repeindre la Tour Eiffel, par tous les temps, en contrepartie d'une liberté, d'un regard sur la ville qui n'a pas de prix.
On les imagine moins, en revanche, mourir ensevelis sous des centaines de tonnes de sucre ou de résidus de céréales dans les silos obscurs et étouffants de l'agro-industrie...
En cinq ans, trois accidents graves, dont deux mortels, ont eu lieu sur le site du deuxième plus gros groupe sucrier français Cristal Union et sa filiale Cristanol, à Bazancourt, dans la Marne.
Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, est mort le 21 juin 2017.
Jérémie Devaux, plombier, a été brûlé au troisième degré alors qu'il procédait à un dépannage dans un malaxeur, le 3 juin 2015.
Arthur Bertelli, 23 ans, et Vincent Dequin, 33 ans, sont morts le 13 mars 2012.
Même lieu, même société donc.
Mais surtout mêmes circonstances...
À chaque fois, à l'origine de ces accidents, l'ouverture de mystérieuses trappes de vidange pendant que les ouvriers travaillent à l'intérieur des silos ou des malaxeurs.
Dernières pièces d'un immense jeu de poupées russes interchangeables
Quentin, Arthur et Vincent étaient intérimaires, comme 4 200 des 8 625 cordistes du pays (Chiffres provenant du dernier recensement de la profession, effectué en 2016 par le Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur - SFETH.).
Dernières pièces d'un immense jeu de poupées russes interchangeables, ils travaillaient pour un donneur d'ordres (Cristal Union ou sa filiale), qui déléguait le travail à une entreprise de travaux en hauteur, qui passait elle-même par une boîte d'intérim, qui pouvait passer elle-même par sa filiale spécialisée en travaux sur cordes.
Payé 10 euros de l'heure, Quentin cassait toute la journée, à la pioche, à la houe, à la pelle, au marteau-piqueur, les résidus de céréales qui colmatent le long des parois des silos.
Arthur et Vincent, eux, c'est du sucre qu'ils cassaient à la pioche. Ils sont morts lors de leur première mission, première journée à Bazancourt. Dans les dix premières minutes de travail. Ils n'ont pas reçu la moindre formation de sécurité pour les informer des risques liés au travail en milieu confiné.
Pour répondre à des impératifs de rendement, éclairés par une simple lampe frontale, ils ont été envoyés à la mort sous la chaleur étouffante, l'atmosphère poussiéreuse de ces silos, qui ne comportaient aucun moyen d'évacuation en urgence.
Germinal, la corde et le baudrier en plus. L'exploitation en suspension.
Plan de prévention non adapté
Suite à la mort d'Arthur et de Vincent, l’inspection du travail notera dans son rapport que le «plan de prévention [n’était] pas adapté aux lieux» ni à «l’action réelle».
Suite à la mort de Quentin, l’inspection du travail dressera un procès-verbal au procureur de Reims, qui fait état d’une «exécution de travaux (...) sans plan de prévention des risques préalables conforme», de «mise à disposition (...) d’équipement ne préservant pas la sécurité du travailleur», ou encore d’«emploi de travailleur (...) sans dispense d’une formation pratique et appropriée en matière de santé et de sécurité».
Depuis, les deux inspectrices du travail, en charge de ces deux enquêtes, ont été mutées hors de Champagne-Ardenne par la Direccte Grand Est...
Le 11 janvier 2019, les responsables de Cristal Union et de la société de nettoyage qui embauchait Arthur et Vincent ont été jugés au tribunal correctionnel de Reims. (Sont mises en cause et encourent jusqu'à sept ans de prison : deux personnes morales et les directeurs de Cristal Union et Carrard Services de l'époque.)
Soit sept ans après les faits...
Ce procès reste toutefois un évènement, une première pour la profession ! Car les accidents de Bazancourt ne sont malheureusement pas des cas isolés…
Énormes lacunes en matière de formation
Les lacunes sécuritaires qui entourent cette profession sont désormais plus que jamais mises en lumières. Mais là où le bât blesse aussi, c'est au niveau de la formation. Le CQP1, diplôme minimum pour travailler en hauteur, ne dure que deux mois... et n'est pas obligatoire. Pis, il ne correspond pas au «vrai» diplôme de cordiste, qui «Le problème de la formation est d'autant plus important que les cordistes envoyés dans les silos sont en général les moins expérimentés, employés en tant qu'intérimaires, précise-t-il notamment. La plupart ont choisi le métier pour la corde, comme un prolongement de leur passion pour l'escalade ou l'alpinisme…»
Ces lacunes en matière de formation et de sécurité sont accentuées par une réglementation très floue : la plupart des contrats des intérimaires ne mentionnent les risques du travail en silo. Les procédures de sauvetage, elles aussi, sont douteuses: il existe des portes de sortie de secours dans les silos... mais qui se révèlent souvent inaccessibles. «Certaines consignes de sécurité relèvent aussi de l'absurde. On leur demande par exemple de rester corde tendue, mais la pratique montre qu'il est très compliqué de casser la matière corde tendue». Un ensemble de lacunes que le Syndicat français des entreprises de travail en hauteur cherche à combler via des guides de bonnes pratiques.
Cristal Union et Carrard Services condamnés 7 ans après les faits
Cristal Union et Carrard Services viennent d'être condamnés le 1er mars 2019 par le tribunal correctionnel de Reims à 100 000 euros d'amende chacune pour «homicide» et «blessures involontaires», sept ans après le décès de deux cordistes ensevelis dans un silo à sucre à Bazancourt (Marne). La société de nettoyage Carrard Services et la coopérative Cristal Union ont aussi été condamnées à publier le jugement dans le quotidien Les Échos et l'hebdomadaire Le Moniteur ainsi qu'au siège de chaque société. Le tribunal a également ordonné le placement sous surveillance judiciaire pendant deux ans des deux entreprises.
Par ailleurs, les responsables des deux sociétés ont été déclarés coupables et condamnés à six mois de prison avec sursis et 15 000 euros d'amende chacun.