Au début du XXe siècle, la révolte gronde dans le vignoble champenois, et surtout parmi les vignerons de la Marne qui doivent faire face au prix élevé de la terre et au poids des impôts alors que, depuis près de dix ans, les récoltes sont mauvaises : le phylloxéra, le gel et les orages ravagent la vigne. Et quand les années sont bonnes, la surproduction fait chuter les prix. Le vigneron marnais subit en effet la loi du Négoce, qui achète le raisin des petits exploitants pour fabriquer le champagne, mais aussi négocie durement ses prix d’achat. Et certains de ces négociants préfèrent les vins venus d’ailleurs à moindre prix. Jean Nollevalle, dans “L'Agitation dans le vignoble champenois”, écrit que “ces vins se précipitaient à flot, du moins dans bon nombre de maisons de commerce, arrivant du Saumurois, du Midi de la France et même d'Algérie.” Le prix du raisin baisse et la mévente menace.
Au sommet de l'Etat, on a limité les zones des vignobles du Sud de la France afin de lutter contre la fraude et défendre le prix du raison. En Champagne, au début du XXe siècle, on a souffert, de la maladie du phylloxéra en particulier. C'est une époque où être vigneron n'est pas symbole de réussite. Il n'est pas rare de voir le viticulteur travailler comme ouvrier, en plus, dans l'usine du coin !
Les vignerons de Champagne veulent aussi leur zone délimitée. En décembre 1908, l'Etat leur donne, mais exclut l'Aube !
le 16 octobre 1910, la Fédération des syndicats viticoles de la Champagne organise à Épernay un meeting qui va
rassembler 10 000 vignerons dans le calme.
le 4 novembre 1910, dans plusieurs communes du vignoble, on décide la grève de l'impôt.
le 17 janvier 1911, à Damery, le chargement d'un camion est jeté à la Marne, les caves et celliers d'un négociant fraudeur sont mis à sac tandis que le drapeau rouge flotte sur la mairie.
le 18 janvier 1911, un incident analogue se produit à Hautvillers
le 19 janvier 1911, le vignoble de la vallée de la Marne est en état de siège. Le 31e régiment de dragons, en garnison à Épernay, et des éléments de renfort de quatre autres régiments interdisent les accès d'Épernay et, montant la garde à la gare et chez des négociants, se répartissent entre Damery, Venteuil, Cumières, Ay et Hautvillers.
le 20 janvier, le préfet harangue 2 000 vignerons à Venteuil et leur demande de cesser leurs déprédations, s'engageant en échange à obtenir l'arrêt des transports de vins étrangers.
"A Epernay, M. Nepoty, sous-préfet, a pris l'initiative de faire placarder dans les communes viticoles le discours de M. Briand" (Guerre Sociale, du 25 au 31 janvier 1911) ;
"A Vandières, des vignerons ont résolu, en raison des poursuites exercées pour la perception des impôts, de ne laisser pénétrer aucun huissier sur le territoire de la commune et de ne rentrer dans la légalité qu'après avoir reçu les satisfactions qu'ils réclament" (Guerre Sociale, du 1er au 7 février 1911) ;
Le 11 février 1911, l’État interdit l'utilisation de vins ne provenant pas de l'aire d'appellation pour bénéficier du nom «champagne»
Le Président du Conseil, Ernest Monis, déclare le 15 mars que la délimitation du vignoble de Champagne «est fait et bien faite», provocant la colère du côté aubois. Les vignerons aubois, sous l'impulsion de Gaston Cheq, fondent leur ligue de défense. 429 municipalités démissionnent.
En mars, Fontaine est le lieu d'une grève des élections, prélude d'un vaste mouvement qui va s'étendre à toutes les communes viticoles de l'Aube. Le nouveau Ministre de l'Agriculture monte une commission d'enquête. Celle-ci se déplace dans les communes. Plus de 2 000 vignerons
Le 15 mars, Monis, tout nouveau Président du Conseil, déclare : «La délimitation viticole de la Marne est faite et bien faite.» Le lendemain commence une vague de démission de maires, conseillers municipaux et généraux partout dans l'Aube.
Le 19 mars, 10 000 vignerons sont dans les rues de Polisot.
À Paris, le 29 mars, Clémentel propose une transaction avec une appellation «Champagne, cru de l'Aube». Y voyant une volonté de supprimer la délimitation de l'appellation Champagne, les vignerons marnais provoquent la nuit même à Ay, Épernay et Damery ce que Clémentel appelle une «Saint-Barthélémy des vins». Le lendemain à Ay, on compte 6 000 manifestants mettant le feu et pillant plusieurs maisons de Champagne pour une ville de 7 000 habitants. L'armée intervient à nouveau dans la Marne. Pour éviter de nouvelles manifestations dans l'Aube, elle est également envoyée dans le département.
le 9 avril 1911, dans les rues de Troyes, les 20 000 vignerons qui manifestent illustrent cet état d'esprit du «travailler ensemble» en arborant des cercles en carton portant le slogan «Champenois nous fûmes, Champenois nous sommes, Champenois nous resterons, Et ce sera comme ça !».
Le 7 juin, le Conseil d'Etat pond un décret créant l'appellation «Champagne deuxième zone» pour les vignobles aubois. Face à la contestation toujours forte, le Sénat vote la suppression des délimitations.
Il faudra une nouvelle loi. La grande guerre passera par là, et la loi sur la protection des appellations d'origine sera votée le 6 mai 1919. Dans l'Aube, on surnomme encore cette loi la «loi réparatrice». Au final, 71 communes auboises réintègrent l'appellation champagne le 22 juillet 1927, à condition de remplacer le Gamay par des «plants fins».
Gaston Couté (1880-1911) chansonnier anarchiste, déjà fort célèbre dans les cabarets parisiens,
accompagne la révolte des vignerons de la Marne de juin 1910 à avril 1911, en quatre chansons :
"Le beau geste du sous-préfet sur l'air" : ça vous fait tout d' mëm' quelque chose.
"Cantique à l'usage des vignerons champenois" sur l'air : Esprit saint, descendez en nous !
"Ces choses-là. Au Vigneron Champenois" sur l'air : Ce qu'une femme n'oublie pas (Guerre Sociale, du 12 au 18 avril 1911) ;
"Nouveau crédo du paysan" sur l'air : Le Credo du Paysan (Guerre Sociale, du 19 au 25 avril 1911).
Ces choses-là
Lorsque t’entendais parler au village,
Brave homme à la têt’ dur’ comme un sabot,
De l’Action directe et du Sabotage,
Tu restais vitré comme un escargot ;
Calme paysan des coteaux tranquilles,
Au fond d’ ta jugeot’ tu pensais comme ça :
“ C’est des inventions des gâs de la ville
Et, moi, je n’ peux pas comprendr’ ces chos’s-là ! ”
Si les exploiteurs qui pressur’nt tes frères,
Pauvres ouvriers, pauvres citadins,
Font l’ geste d’abattr’ leurs griff’s sur ta terre
Ta vieill’ “ comprenoire ” se réveill’ soudain :
Paysan, t’es pas si bêt’ qu’on suppose
Ni qu’ tu veux l’ faire croir’, sacré nom de d’ la !
Si ton intérêt se trouv’ mis en cause
T’as rud’ment vit’ fait d’ comprendr’ ces chos’s-là !
Aujourd’hui, voilà c’ qui s’ pass’ dans la Marne
D’après les dernièr’s nouvell’s des journaux :
Au sac des celliers la foule s’acharne
Brisant les bouteill’s, crevant les tonneaux ;
Les ruisseaux débord’nt de flots de champagne
Et les vign’s avec leurs grands échalas
Sont comm’ des bûchers au cœur des campagnes…
Foutre ! t’as grand’ment compris ces chos’s-là !
Esclav’ des usines, esclav’ de la terre,
Les vœux de nos cœurs sont les mêmes vœux :
Tous deux nous souffrons de la mêm’ misère.
Nous avons le même ennemi tous deux !
Paysan, mon vieux, allons, que t’en semble ?
Pour la grande lutt’ qui bientôt viendra,
Donnons-nous la main et marchons ensemble
A présent que t’as compris ces chos’s-là !