À Paris, l’idée de dompter la Seine était dans l’air depuis le XIXe siècle. Après les grandes inondations de 1910 et de 1924, le projet prit corps. Et ce, d’autant plus, que la perspective de barrages-réservoirs assurait les Parisiens, toujours plus nombreux, d’un approvisionnement constant en eau potable, y compris pendant les étés secs.
Dès 1925, il fut envisagé de barrer l’Yonne à hauteur de Pannecières (Nièvre), de créer des lacs-réservoirs pour contrôler la Seine, l’Aube et la Marne. Les Aubois furent vent debout contre pareil projet chez eux. Le président du conseil général, Léon Huot, dès 1930, le député Léon Boisseau, en 1931, organisèrent la riposte, relayés par la chambre d’agriculture puis, à partir de 1956, par un comité de défense. Que les Parisiens aillent chercher un terrain ailleurs ! Tel était le leitmotiv aubois. Or, c’est précisément la nature de son sol, constitué d’argiles de Gault suffisamment homogènes et épaisses, qui avait fait retenir la région de Géraudot - Mesnil-Saint-Père - Lusigny, une région traditionnellement riche en étangs. L’ingénieur parisien Henri Chabal avait repéré ces terrains particulièrement propices à son projet alors qu’il était mobilisé dans l’Aube pendant la Première Guerre mondiale. Puis les ingénieurs se succédèrent, les dossiers évoluèrent mais l’idée de Chabal forgea les grandes lignes de l’infrastructure définitive : créer non pas un barrage sur le fleuve, mais détourner l’eau partiellement et provisoirement vers un lac-réservoir au moyen de canaux. La mise en oeuvre s’annonçait coûteuse et techniquement complexe : il fallait déterminer une capacité suffisante pour endiguer les crues notamment printanières tout en ayant prévu d’assurer un débit satisfaisant pour la Seine en été. Le tout en évitant que les digues puissent être submergées, mais en maintenant assez d’eau pour alimenter une usine hydroélectrique. Les Aubois, eux, mettaient l’accent sur les inconvénients d’une telle aventure : le risque de catastrophe en cas de rupture d’une digue, la disparition sous les eaux de trois tuileries, de trois fermes et, surtout, de la forêt de Larrivour, l’une des plus belles forêts de chênes du département ; s’y ajoutait l’obligation de transférer les cent quatre-vingts tombes du cimetière de Mesnil-Saint-Père. Le projet resta en plan.
Le premier à avoir été réalisé fut le barrage-réservoir de Pannecière (Nièvre), qui barre l'Yonne purement et simplement, à hauteur de ce site du Morvan choisi pour l'étanchéité de son granit. Qualifié d'infrastructure de «première urgence», mis à l'étude en 1929, le chantier débuta en 1937 pour s'achever en 1949.
Ensuite, s'ouvrit l'ère des trois lacs-réservoirs de Champagne, dans des terrains particulièrement argileux, sur le principe de canaux de dérivation : sur la Seine, la Marne et l'Aube. Le pionnier de cette série fut le lac d'Orient, réservoir Seine, inauguré le 31 mars 1966. Il n'était étiqueté que «seconde urgence», jugé moins efficace et très coûteux par rapport au lac-réservoir Marne, projet le plus ambitieux dont un embryon avait été réalisé en 1938 sur un de ses affluents, la Blaise : le lac-réservoir de Champaubert-aux-Bois (450 ha).
Il fallut le nouveau plongeon du Zouave du Pont de l’Alma, en 1955, pour accélérer la mise en œuvre du lac d'Orient. Au printemps 1956, à la phase d’enquête d’utilité publique, les Aubois montèrent de nouveau au créneau. Sans surprise, l’avis définitif fut négatif. Selon les conclusions du préfet de l’Aube, la faute en incombait au manque de concertation, de transparence et d’information avec lesquelles les Parisiens voulaient imposer le lac. Finalement, la multiplication des réunions, les engagements de dédommagements aboutirent à un accord en juillet 1956. Les Aubois convenaient que le département avait aussi à y gagner : Troyes serait préservée des inondations.
Le 16 novembre 1959, les travaux commencèrent. Un chantier gigantesque pour une infrastructure impressionnante. Tout commence à Bourguignons et Courtenot, le cours de la Seine, partiellement détourné, est amené par le canal du même nom vers le déversoir de la Morge qu’on aperçoit depuis la DR 619 à proximité du Ménilot. À quelques centaines de mètres de là, une grande vanne, sous l’eau, ouvre la voie vers l’usine hydroélectrique et le canal de restitution qui, à Ruvigny, se divise entre le canal de Saint-Julien et le canal de Baires.
Le chantier employa en moyenne 300 personnes par jour, dont beaucoup d’ouvriers portugais et algériens. Si les salaires mensuels étaient bons, c’est parce que les journées comptaient de neuf à quatorze heures de travail. Le préfet de l’Aube exprima le souhait qu’on «ne sollicite pas la main-d’oeuvre auboise, déjà trop réduite pour les besoins de la région».
Le lac-réservoir Seine compte cinq digues en terre recouvertes de remblai : les digues de Géraudot, Chavaudon, Beaumont, Mesnil-Saint-Père et la digue de la Morge, la plus haute, atteint vingt-quatre mètres. Elles accumulent 205 millions de mètres cubes sur une surface de 2 300 ha. Le canal d’amenée se développe sur 12,7 km dont 1,8 km en souterrain (près de Poligny). Le réservoir Seine peut abaisser de 40 cm le niveau des grandes crues et, en été, augmente le débit de la Seine de 20 m3/seconde, exceptionnellement de 35 m3/seconde. Le coût total s’éleva à 147 millions de francs.
Avec le lac d'Orient, le SBR (Service des barrages-réservoirs) voulait se ménager une épreuve préparatoire, tant au plan technique que politique, avant de se lancer dans la réalisation du lac du Der-Chantecoq, la plus vaste et la plus dévastatrice des infrastructures. Là, il était prévu de noyer… trois villages : Chantecoq, Champaubert-aux-Bois et Nuisement-aux-Bois. En dépit de la vive opposition des populations, le lac du Der qui empiète sur deux départements, la Marne et la Haute-Marne, fut construit à partir de 1967 et inauguré le 3 janvier 1974. Aujourd’hui, il ne reste des trois communes englouties que l'église de Champaubert, aujourd'hui sur la presqu'île de Champaubert. La mairie-école, l'église et son cimetière, la maison du forgeron ainsi qu'un pigeonnier de Nuisement-aux-Bois, ont, quant à eux, été reconstruits au musée du pays du Der à Sainte-Marie-du-Lac-Nuisement. Sa capacité nominale est de 350 hm. Avec une superficie de 48 km2, il est le plus grand lac artificiel d'Europe, en excluant les lacs de barrage. Il est par ailleurs le plus grand lac artificiel de France métropolitaine, toutes catégories confondues.
Restait le lac-réservoir Aube. En 1956, alors que les Aubois étaient arc-boutés contre le projet du lac d'Orient, il avait été décidé d'abandonner temporairement le dossier du lac-réservoir Aube. En 1975, il fut ressorti des cartons. Comparée à l'histoire du lac d'Orient et à celle du lac du Der, l'aventure de la création du dernier des lacs se déroula dans un climat serein. D'autant que les expulsions se limitaient à deux familles de locataires. Il y eut bien la constitution d'une association de défense, une marche de protestation dans la forêt en 1976, une manifestation à Troyes, en 1977, à l'occasion de la Journée de l'Arbre, mais forte de son expérience, l'IIBRBS (Institution interrégionale des barrages réservoirs du bassin de la Seine) joua largement la carte de la concertation et plus encore des compensations financières. Surtout, de nombreux paramètres avaient changé en vingt ans. Les études d'impact sur l'économie et l'environnement étaient d'actualité.
Le projet fut réétudié, redessiné pour prendre en compte la flore, la faune, en particulier les oiseaux et les poissons. L'idée d'un développement touristique n'était plus perçue comme une utopie : le parc naturel de la forêt d'Orient avait été créé en 1968 et dès 1970, sa charte intégrait le futur lac Aube. Parallèlement, s'était imposée une nouvelle contrainte liée à la perspective de la centrale nucléaire à Nogent et à sa mise en service, en 1988. Il fallait nécessairement pouvoir compenser, entre juin et octobre, le débit consommé par la centrale.
Le gigantesque chantier du lac-réservoir Aube fut lancé en 1983 avec cette caractéristique de créer un ouvrage au profil nouveau : deux bassins - lac Amance et lac du Temple - reliés par un canal de jonction. La prise d'eau à Beaulieu, près de Jessains, la digue de Radonvilliers, la digue de Brévonnes et le canal de restitution aboutissant à Mathaux représentèrent les principales étapes des travaux du lac-réservoir, inauguré au début de l'été 1992. Puis vint la touche finale : l'aménagement de Port-Dienville.
Le 26 juin 1990, avec l'inauguration des lacs Amance et du Temple, la boucle est bouclée : c'en est enfin fini du projet conçu dès les années 1920 de créer sur la Seine et ses affluents, quatre lacs-réservoirs pour éviter les inondations de Paris et surtout lui assurer un débit suffisant d'eau en été.
Mais pour aider les lacs qui stockent jusqu'à 830 millions de m3 d'eau, l'IIBRBS prévoit ainsi la création d'un cinquième aménagement. En effet, les lacs existants permettent d'atténuer les crues mais pas de les éliminer. Ce nouvel aménagement appelé «la Bassée» a donc pour but de parfaire l'action des quatre lacs-réservoirs. Situé en Seine-et-Marne, ce site s'étend sur 16 000 ha. Il est l'une des plus importantes plaines inondables en amont de Paris. Il consiste à réaménager une plaine, en amont de Montereau-Fault-Yonne, pour y stocker temporairement 55 millions de m3 d'eau pompés dans la Seine, pour réduire une éventuelle crue exceptionnelle de l'Yonne ou de la Seine. Ce projet reviendrait à 500 millions d'euros.
Un autre projet, celui d'un «lac des côtes de Champagne», est à l'étude. Il permettrait de contrôler le bassin versant de la Saulx, en amont de Vitry-le-François. D'une superficie possible de 2 300 ha et d'une capacité d'environ 130 millions de m³, il serait construit sur le principe des autres lacs : des digues en terre entourant un plan d'eau. Cependant, ce projet ne semble pas être la priorité de l'IIBRBS qui privilégie celui de «la Bassée». Une troisième étude a été menée par l'institution pour l'éventuelle construction de nouveaux lacs-réservoirs sur certains affluents de l'Yonne.
Les quatre grands lacs de Seine fonctionnent de la même manière. En hiver et au printemps (de novembre à juin), les lacs-réservoirs sont progressivement remplis, grâce aux canaux d'amenée ou au barrage, puisqu'à ces périodes les rivières sont au plus haut. Ainsi, on évite les inondations : c'est l'«écrêtement des crues». De juillet à octobre a lieu le «soutien d'étiage» : lorsque, durant l'été, les cours d'eau sont à leur niveau le plus bas, l'eau contenue dans les lacs leur est reversée. Cette vidange peut se prolonger sur le mois de novembre et décembre en cas de sécheresse exceptionnelle. Au 1er novembre, les lacs sont presque vides : il n'y reste que la «tranche morte», la quantité d'eau nécessaire à la survie des poissons dans les lacs et la «tranche de réserve», prévue en cas d'étiage important aux mois de novembre et décembre. Le volume d'un de ces lacs-réservoirs dépend de l'importance des crues et des sécheresses.
L'environnement a été profondément transformé par la construction des ouvrages, le paysage aussi : de nombreux hectares de forêt furent détruits pour implanter les lacs. Ils modifient le régime hydraulique des rivières, rendant impossibles certaines crues au printemps, pourtant indispensables à la reproduction du brochet. D'autre part, le lac de Pannecière empêche la libre circulation des truites et limite donc leur reproduction en aval du barrage durant l'hiver. Cependant, leur «qualité écologique» a fait d'eux un lieu de passage important de la grue cendrée et d'autres espèces d'oiseaux lors de leur migration.